Blasphème ?
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08/02/2020
Il ne faudrait tout de même pas oublier qu’avant la question de savoir s’il existe ou non un droit de blasphémer dans un pays démocratique, il y a le fait que le blasphème n’existe comme tel – tout comme le péché, par exemple – que pour un croyant. Un athée ou un agnostique ne blasphème qu’aux oreilles des croyants. C’est donc adopter de facto le point de vue du croyant que de parler de blasphème ou de droit à blasphémer. L’un des plus grands acquis de la Révolution française fut de supprimer les crimes en matière de religion, parce que la détermination de ceux-ci, par définition, ne peuvent être l’objet d’un accord consensuel au sein de la République.
Trump
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08/02/2020
Les démocrates américains voudraient la réélection de Donald Trump qu'ils ne s'y prendraient pas autrement. Aujourd'hui, dans la vie politique des démocraties occidentales, les plus grands ennemis sont les meilleurs alliés.
Le différend féministe
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04/03/2018
Le différend féministe
Le débat qui s’est élevé en France, puis dans nombre de pays, à la suite de la publication d’un article critique du mouvement « Balance ton porc » enclenché à la suite de ce qu’il est désormais convenu d’appeler « l’affaire Weinstein » est révélateur d’un différend autrement plus profond que ce que donnent à penser les diverses oppositions mises en évidence pour l’expliquer. C’est d’ailleurs parce qu’il y a différend, c’est-à-dire incompatibilité de points de vue mutuellement incommunicables, qu’il n’y a pas, qu’il ne peut pas y avoir de débat véritable.
La référence à un féminisme « de classe » ne tient pas. Il n’y a pas d’un côté un féminisme d’en bas, un féminisme issu du peuple, et, de l’autre, un féminisme d’en haut, un féminisme issu de l’élite et méprisant envers les victimes (ce qui lui vaut d’être accusé de misogynie). Le mouvement qui secoue une bonne partie du monde depuis quelques mois ne vient pas, que l’on sache, des femmes harcelées et violentées dans les bureaux et les usines, mais d’actrices de cinéma dont le niveau et le style de vie sont très éloignés de ceux que connaissent les femmes des milieux populaires.
L’opposition entre un féminisme américain « plus hardi » et un féminisme français « englué dans une tradition de courtoisie et de galanterie » (ce sont les termes utilisés par l’historienne Michelle Perrot dans un entretien publié par Le Monde le 12 janvier 2018) ne tient pas davantage. Le féminisme, en effet, est aujourd’hui tellement éclaté, tellement incohérent aussi (songeons qu’il existe désormais un « féminisme islamiste » !), qu’il ne saurait trouver une quelconque homogénéité par un marqueur national. Même s’il est vrai que le différend dont nous allons évoquer les termes provient d’idées largement dominantes aux États-Unis.
Enfin, l’opposition entre un féminisme ancien (celui des années 1970 assimilé à la nostalgie du « vieux monde » et focalisé sur la liberté sexuelle) et un féminisme actuel attentif à dénoncer le harcèlement dont les femmes sont majoritairement victimes, ne traduit, selon nous, pas davantage les enjeux du différend. Même s’il est vrai, ici aussi, que le second tend à l’emporter sur le premier, au point de rendre celui-ci de moins en moins compréhensible.
Car en cela réside la nature propre du différend, qui est de rendre le débat impossible puisque les deux positions confrontées sont mutuellement incompréhensibles.
Si les trois conflits évoqués plus haut (de classe, de nationalité, d’âge) ne traduisent que de manière très superficielle, anecdotique quand elle n’est pas erronée, ce qui est en train de se passer aujourd’hui au cœur du féminisme occidental, c’est parce qu’ils relèguent dans l’ombre le centre même de la question qui, plus largement que ne le fait une problématique exclusivement féministe, touche directement la conception que la société postmoderne, c’est-à-dire celle qui est désormais gouvernée par les valeurs issues de la techno-économie, se fait de l’être humain d’une manière générale. Les rapports entre les hommes et les femmes, en effet, ne peuvent être compris dans leur nature comme s’ils pouvaient être extraits de l’ensemble dont ils font partie.
Le point de départ de notre analyse du différend féministe sera l’incompréhension que le texte publié par Le Monde le 10 janvier 2018 aura suscitée chez les tenantes du féminisme dominant aujourd’hui en Occident. Les réactions scandalisées que l’on a pu lire ou entendre çà et là ont été à la mesure d’une désorientation où la mauvaise foi (« vous défendez une culture du viol ») le dispute aux arguments ad hominem (« ad feminam », devrait-on dire). Tâchons de comprendre cette incompréhension.
L’hypothèse que nous formulons est qu’il existe aujourd’hui un féminisme désormais majoritaire en Occident qui a intégré, sans bien en avoir conscience, le modèle techno-économique de l’homo oeconomicus libre, volontaire et responsable, maximisant ses avantages et minimisant ses risques, rationnel dans ses choix et gérant son corps et son existence comme une entreprise. Un modèle abstrait dont on voit bien que tout, dans notre monde, contribue à son triomphe, même si l’expérience en montre l’inconsistance.
Le cœur de cette anthropologie naïve est la notion de la volonté, elle-même expression effective de la liberté. Le capitalisme néolibéral qui a étendu sa puissance sur le monde entier est un système qui promeut les volontés individuelles comme nul système avant lui ne l’avait fait. Tous les secteurs d’activité et d’existence sont concernés, l’économie bien sûr, avec le marché, la politique, avec la démocratie, mais aussi la naissance, la vie, la mort, toutes devenues objets de la volonté. Il est logique que dans ce contexte les liens entre les individus soient de plus en plus contractualisés, sur le modèle de l’accord entre un acheteur et un vendeur. Les liens anciennement réputés comme « naturels » sont eux aussi contractualisés : cela a commencé avec le mariage, et est en train de se poursuivre avec la filiation. Dans ce contexte qui exalte la volonté et signe son triomphe, c’est au droit de régler les conflits qui peuvent surgir entre les différentes volontés individuelles.
Il faut bien, selon nous, passer par ce détour pour comprendre ce qui est en train de se jouer avec le différend qui rend impossible le dialogue entre les deux féminismes. Dès lors que toutes les dimensions de la vie humaine sont censées être organisées par la volonté, dont l’émanation objective est la technoscience, la sexualité sera comprise comme une activité parmi d’autres, sans spécificité. Ce à quoi travaillent très efficacement la médicalisation de cette dimension de l’existence humaine, et son assimilation à une activité purement ludique. De plus en plus gouvernée par la chirurgie et la pharmacie, la sexualité, sur le modèle de ce que nous donne à comprendre la pornographie, si révélatrice de nos sociétés, est devenue à son tour un objet de décisions.
Si, pour ne prendre que cet exemple, la délinquance sexuelle remplit massivement les prisons depuis quelques décennies, c’est bien parce que nous concevons la sexualité comme une activité libre et volontaire (« La liberté est la métaphysique du bourreau », notait Nietzsche). C’est d’un même mouvement, pourrait-on dire, que notre société a, pour certaines pratiques, innocenté le sexe et, pour d’autres, l’a criminalisé, la ligne de démarcation passant par l’existence présumée de la volonté, c’est-à-dire d’un objet proprement métaphysique.
Est-il utile de faire remarquer que cette anthropologie ne laisse, comme celle de l’homo oeconomicus dont elle est dérivée, rigoureusement aucune place à l’inconscient ? Caractéristique à cet égard est la conception du fantasme comme analogue à un scénario de cinéma. Le féminisme dominant aujourd’hui en Occident ne veut rien savoir de la psychanalyse, qu’il refoule. Il ne veut même rien savoir des contradictions de la volonté qui est tout sauf homogène et définitive (saint Augustin pourtant, observait déjà que ce qu’il voulait, il ne le voulait jamais d’une volonté entière). Il ne veut rien savoir du caractère trouble des pulsions et des désirs, puisque seule la volonté est censée être maîtresse du jeu. Pour ce féminisme libéral, au sens économique du mot, comme pour la robotique et l’Intelligence Artificielle qui sont en train de configurer notre monde, le discours de l’inconscient est incompréhensible. Pas seulement incompréhensible : inadmissible.
Marx disait que le capital finira par détruire tout ce qu’il ne peut assimiler. De même que la grande industrie a domestiqué la force de travail, l’industrie des loisirs est en train de domestiquer l’énergie sexuelle, et c’est pourquoi la pornographie et la prostitution en sont, quelles que soient les législations d’apparence répressive parfois mises en œuvre par les États, les expressions fatales.
L’utilitarisme et le pragmatisme, dégradés en idéologies, constituent la philosophie du capitalisme néolibéral. D’un côté on se représente l’être humain comme un individu qui en toutes circonstances agit selon son intérêt, de l’autre, on conçoit le réel comme un ensemble de faits dont les preuves seront la mise en évidence objective. Or la sexualité humaine est autant, sinon davantage, un ensemble d’interprétations qu’un ensemble de faits. Non seulement elle est, en tant qu’objet délimité de l’existence humaine, construite, comme l’a montré Michel Foucault, mais elle est, dans toutes ses dimensions et modalités, objet d’interprétations (c’est d’ailleurs en quoi elle est proprement humaine). Une agression, une violence, une humiliation sexuelles ne sont pas des faits au même titre que la rotation de la Lune autour de la Terre ou bien la chute des feuilles en automne, ce sont des vécus qui, à partir de certaines situations, sont interprétés négativement. Ce qui ne signifie pas, évidemment, que ces situations n’existent pas, comme tendent à le faire croire des objections de mauvaise foi (nul, à ma connaissance, n’a récemment fait l’apologie du viol sur la place publique), cela signifie qu’elles n’existent pas seules en tant que telles. Non seulement ce qui est ressenti comme une humiliation par une femme ne le sera pas, ou pas de la même manière, par une autre, mais une situation perçue de manière positive ou neutre dans l’instant présent peut être rétrospectivement vécue comme insupportable. Mais comment comprendre ce mécanisme de l’après-coup sans l’hypothèse de l’inconscient ? Et pourtant, c’est bien la conscience dans l’après-coup qui a poussé un certain nombre d’actrices américaines à dénoncer les agissements de Harvey Weinstein. On ne manquera pas, par ailleurs, de faire remarquer le caractère caricaturalement sélectif d’une indignation qui préfère s’en prendre à quelques personnalités d’intellectuelles et d’artistes « blanches » plutôt qu’aux positions réellement scandaleuses d’une Houria Bouteldja qui assume franchement son racisme et a déclaré compréhensible le fait qu’une femme noire ne porte pas plainte si c’est par un Noir qu’elle a été violée.
« Ne pas rire, ne pas pleurer, ne pas s’indigner, mais comprendre », disait Spinoza. Aujourd’hui, la devise implicite des discours diffusés par les médias semble être directement inverse : on rit, on pleure, on s’indigne tant et plus, mais, surtout, on ne comprend pas. On ne comprend pas parce qu’on ne cherche pas à comprendre, parce qu’on ne veut pas comprendre, mais aussi parce qu’on n’est plus en situation de comprendre. Le féminisme occidental dominant aujourd’hui a si bien assimilé le paradigme du sujet néolibéral qui entend jouir à volonté (l’expression devant être comprise dans ses deux sens : par la seule volonté et à l’infini) que tout rappel à la complexité des choses, et en particulier à celle du comportement humain, lui apparaîtra inadmissible.
Est-il besoin de préciser que cette critique que nous faisons ne remet en cause ni le caractère scandaleux du sort fait à nombre de femmes par nombre d’hommes aujourd’hui, ni le bien-fondé de sa dénonciation, que ses outrances mêmes ne sauraient entamer ? Oui, sans doute, puisque nous éprouvons le besoin de l’écrire tant les « débats » actuels (que l’on songe à ceux concernant l’islam) sont hypothéqués par un manichéisme primaire : on ne cherche plus à savoir ce qui est vrai ou juste, vraisemblable ou plausible, on ne s’intéresse plus qu’à la discrimination entre amis d’un côté et ennemis de l’autre, entre musulmans d’un côté et islamophobes de l’autre, entre féministes d’un côté et misogynes de l’autre (que même les femmes les plus libres, à en croire certaines, pourraient être).
Christian Godin.
Le peuple contre l'élite ?
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21/11/2016
On a beaucoup lu et entendu que la victoire de Donald Trump sur Hillary Clinton était celle du peuple contre l'élite.
En réalité, elle a été celle de l'oligarchie inculte et grossière sur l'oligarchie cultivée. Fils de millionnaire, le milliardaire Donald Trump est parvenu à faire croire à un peuple qui ne lit plus les journaux, et n'a plus aucune confiance dans les radios et les télévisions,qu'il s'était « fait lui-même » - la légende du "self-made-man" est colportée par l'establishment américain depuis le XIXe siècle. C'est le langage entièrement désublimé de la télé-réalité et des réseaux sociaux qui a valu à Trump sa victoire. Le populisme se définit moins par un contenu politique déterminé que par un certain style, et c'est pourquoi il peut être réactionnaire ou progressiste.
Le prix d'une vie humaine
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21/11/2016
Conversation, l'autre soir, avec une économiste qui trouve très bien que l'on puisse donner une valeur financière à l'environnement et à la vie humaine. Ainsi, prétend-elle, la société y gagne en termes de justice. Au lieu que les évaluations des préjudices se fassent au hasard, ou selon les intérêts particuliers des uns et des autres, elles se feraient sur des bases objectives.
Mais c'est l'idée selon laquelle la valeur d'un bien serait déterminée par le prix que l'on serait disposé à payer pour qu'il ne soit pas détruit qui est perverse, car elle présuppose normale cette destruction. Ainsi la valeur financière d'un paysage serait déterminée par le prix que serait disposé à payer un individu ou un collectif pour empêcher sa destruction par une autoroute, par exemple.
Cette conception utilitariste, qui nous vient des États-Unis, commence à faire ses ravages en France. L'économiste Gary Becker, qui a été récompensé du prix Nobel pour ses travaux, s'est rendu fameux en évaluant le gain financier qu'un homme réalise en se mariant car, même si en termes de cadeaux l'épouse lui coûtera de l'argent, par les services sexuels qu'elle lui rend, elle lui permet d'inappréciables économies d'escort girl.
À l'économiste utilitariste, j'ai objecté la chose suivante : Imaginez que quelqu'un soit fermement décidé à vous assassiner, croyez-vous que l'argent que vous seriez disposée à lui donner pour qu'il ne le fasse pas déterminerait ainsi la valeur financière de votre existence ? Triste chose qu'une société qui connaît le prix de tout et la valeur de rien ! Ou qui ne connaît en fait de valeur que la valeur financière.
La phobie comme alibi de la censure
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10/03/2014
La postmodernité est à la fois hyper-réglementariste et hyper-affective. La contradiction n’est que d’apparence. C’est parce que les États démocratiques modernes sont, comme l’avait prédit Tocqueville, tatillons à l’extrême, qu’ils font résonner, par contr
La récente judiciarisation de la « phobie » est symptomatique d’une véritable police des affects qui, sous couvert de protéger des subjectivités souffrantes (aujourd’hui, pour compenser la cruauté de l’idéologie du battant et du gagnant, c’est la victime qui est la subjectivité accomplie), finit par s’en prendre à la plus élémentaire liberté d’expression.
Comme tous les termes renvoyant à des vécus et à des éprouvés, le mot « phobie » n’a pas d’abord une valeur désignative, mais performative : il ne se contente pas de décrire un comportement déjà existant, il le fait exister en le nommant.
À cet égard, le terme « islamophobie » est un chef-d’œuvre du genre. Même si certains idiots utiles du fondamentalisme musulman ont cru pouvoir lui donner une origine occidentale, et même française, en exhumant un texte du début du XXe siècle, que personne n’avait jamais lu, le mot a été diffusé par les hauts dignitaires chiites à partir de la révolution de 1979 en Iran (voir les ouvrages de Chahdortt Djavann, qui, en matière d’islam contemporain, en sait au moins autant que nos « islamologues » ayant minaret sur rue). Dans l’esprit de Khomeiny et de ses affidés, il s’agissait déconsidérer les opposants à leur régime.
La facilité avec laquelle cette arme de propagande massive émanant d’un régime totalitaire contemporain a été réutilisée par des régimes démocratiques occidentaux est confondante. Désireux de leur accorder une reconnaissance symbolique en échange d’une politique de justice économique et sociale que le démantèlement du Welfare State rendait désormais impossible, les États occidentaux ont repris à leur compte une partie du discours des islamistes et satisfait à certaines de leurs exigences. Comme (malgré les dénégations d’usage) on paye avec de l’argent pour la libération des otages, on paye avec des moyens symboliques pour assurer la paix civile : le chantage à la violence est une stratégie payante.
La phobie est un mélange de terreur et de détestation. Qu’est-ce qu’un « islamophobe » est censé détester ? Certainement pas l’Islam, dont on nous a dit qu’il était une civilisation, et pas seulement une religion. Nul ne déteste la mosquée du Vendredi ou les Mille et une Nuits. Ceux qui n’admirent pas les grandes réalisations de l’Islam ne les connaissent tout simplement pas. Serait-ce alors que l’« islamophobe » déteste les musulmans ? Mais comment cela serait-il possible, dès lors que le milliard de disciples de Mahomet qui vit dans le monde aujourd’hui est très loin de constituer, là aussi malgré les discours d’usage issus de bords différents voire opposés, une communauté homogène ? Le comble de l’absurdité est atteint lorsque, pour aggraver l’ignominie de la supposée « islamophobie », on a construit un « racisme antimusulman ». Quel est donc l’objet de la haine de l’islamophobe ? La religion musulmane ? En ce cas, seuls les athées violemment antireligieux seraient concernés. Mais ils ne sont pas davantage islamophobes que christianophobes ou judéophobes. La plupart des athées aujourd’hui sont indifférents aux religions, en quoi ils se montrent véritablement athées. En réalité, on déteste à propos de l’islam bien davantage que l’islam lui-même, dont on voudrait entendre parler le moins possible. Et ce qui est détesté à propos de l’islam, c’est la violence et l’intolérance, deux négations de la démocratie. Voilà le véritable contenu de la prétendue islamophobie : la répulsion que suscitent le terrorisme et le fanatisme. Certes, l’islam n’est pas l’islamisme, et la majorité des musulmans ne sont ni terroristes ni fanatiques. Mais qui a été le premier responsable de l’amalgame, sinon certains musulmans qui se disent et se croient les « vrais » musulmans ?
Quant à la « technophobie », qui elle aussi est apparue récemment dans le discours public, son caractère d’épouvantail sans consistance est plus prononcé encore. Nul ne déteste l’électricité ou les chemins de fer. Dans les sociétés économiquement développées, tout le monde a une voiture, un ordinateur et un téléphone portable. Si l’on peut être méfiant ou critique envers la technique, on ne peut la haïr. D’ailleurs, la méfiance et la critique portent beaucoup moins sur la technique elle-même que sur certaines techniques. Comme avec l’islamophobie, on construit donc avec la technophobie une attitude imaginaire qui étendrait la dénonciation des perversions à celle du système tout entier. De même que la prétendue islamophobie se réduit en réalité au rejet du terrorisme et du fanatisme dont se réclament certains musulmans, et qui mettent en danger la démocratie, la « technophobie » ne signifie rien d’autre que le rejet de techniques qui peuvent mettre en danger l’existence même de l’humanité comme l’énergie nucléaire, les manipulations génétiques, ou les nanotechnologies. Et de même qu’avec l’« islamophobie » on disqualifie a priori toute critique concernant l’islam, avec la supposée technophobie on disqualifie a priori toute critique concernant la technique. Dans les deux cas, c’est un véritable attentat contre la liberté de pensée qui est ainsi perpétré. Ainsi assistons-nous à un nouveau régime de censure, caractéristique des démocraties modernes : ce n’est plus, comme jadis, une autorité publique qui interdit l’expression de la pensée critique, mais un ensemble de dispositifs fortement médiatisés qui ruine en amont la possibilité même d’une position critique. Dans cet ensemble, aucune intervention extérieure n’est requise. Comme ils ont intégré idéologiquement cette disqualification de la position critique (dans le cas de la technique, les enjeux financiers sont gigantesques), les médias ne lui offriront aucune tribune. Voilà comment se met en place ce despotisme doux qu’anticipait Tocqueville.
La vague des marches blanches
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Lorsque la mort réunit
02/12/2013
Depuis quelque temps, les médias se font l'écho d'une nouvelle pratique sociale : la marche blanche.
La marche blanche se caractérise par son absence de revendication. En ce sens, elle n'est pas une manifestation. Ce qui réunit ici des centaines de citoyens,ce n'est pas un projet collectif, mais une émotion commune provoquée par un drame. La marche blanche, qui généralement se déroule sur les lieux mêmes du faits divers, est une mise en scène publique d'une émotion que ceux qui y participent désirent voir partagée.
Le drame qui est à l'origine d'une marche blanche est un assassinat, mais les deux catégories d'assassinats qui la suscitent sont de nature fort différente. Tantôt c'est un enfant qui est la victime, tantôt c'est un braqueur. Dans le premier cas, la marche blanche est une démonstration de pitié pour la petite victime, dans le second, c'est une démonstration de soutien pour le commerçant qui s'est défendu, et qui est regardé par l'opinion comme la première victime.
Ce que la marche blanche montre, c'est à la fois l'empire de l'émotion dans notre système d'information, et le désir ressenti de théâtraliser cette émotion dans une société hyper-individualiste.
Parce qu'elles s'appuient sur des jugements implicites, qui ne peuvent guère être, faute d'informations précises, que des préjugés, les marches blanches ne sont pas bon signe. Elles signifient la dimension hystérique, non politique, du populisme.
À propos de la repentance
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30/12/2012
L'usage politique et médiatique du terme de « repentance », dont, jusqu'il y a peu, beaucoup de gens ignoraient la signification, est un signe dont il convient d'interroger le sens.
Alors que le repentir peut être purement intérieur, au point de n'être souvent connu que par le pécheur ou le fautif, la repentance se manifeste publiquement. D'origine anglo-saxonne (même si le mot est attesté en français depuis le Moyen Âge), elle caractérise l'esprit puritain, pour qui le for intérieur est davantage l'alibi de l'hypocrite que l'espace symbolique du sentiment authentique. Une conception qui peut, à l'évidence, être retournée car les démonstrations bruyantes de repentance ne sont pas nécessairement l'expression d'un repentir sincère.
Dans le sillage du concile Vatican II, à partir des années 1990, l’Église catholique a fait acte de repentance pour le mauvais comportement de ses membres, en particulier durant la Seconde Guerre Mondiale à l'égard des juifs. Depuis cette date, il est régulièrement demandé à certains États de faire acte de repentance pour leurs crimes et injustices passés.
Il faut interroger ce qu'implique une telle demande. Autant le pécheur ou le fautif individuel peut faire publiquement preuve de son intention de repentir, parce que sa responsabilité ne fait pas de doute, autant il est problématique pour un collectif comme un État de se sentir impliqué dans les actions accomplies dans le passé. Réclamer, par exemple, d'un chef d'État actuel qu'il demande pardon pour l'esclavage et la colonisation, c'est supposer que les institutions politiques d'un pays forment une unité transcendant le cours de l'Histoire et ses aléas. De fait, comment le général De Gaulle se serait-il senti comptable des exactions du régime de Vichy, qu’il a combattu dès les premières heures ? On comprend que l'une des décisions initiales prises par les bolcheviks après leur arrivée au pouvoir en Russie en 1917 fut de refuser de reconnaître les dettes du régime tsariste. L’Histoire est davantage faite de ruptures que de continuités.
Il est à cet égard frappant de constater que ce sont les mêmes qui d'un côté contestent toute validité à l'idée d'une identité nationale, et de l'autre militent en faveur d'une pratique systématique de la repentance en direction des anciens peuples colonisés. Si l'esclavage et la colonisation ont été, comme on l'entend, des crimes contre l'humanité, en quoi nos contemporains sont-ils responsables ? Curieusement, il y a une espèce de racialisme derrière cette exigence déraisonnable. En effet, la plupart de nos ancêtres étaient totalement étrangers à la pratique de l'esclavage et à la colonisation. Inversement, parmi les autoproclamés « descendants d'esclaves », combien de trafiquants d'esclaves ? Tant il est vrai que nous avons parmi nos ancêtres tous les représentants de la condition humaine et que nous n'avons pas de raison a priori de nous identifier aux uns plutôt qu'aux autres.
Il y a autre chose. L'exigence de repentance, par son sens unique, est une arme idéologique pointée contre l'Occident. L’Histoire humaine est faite d'asservissements et de colonisations sous toutes les latitudes. Pourquoi ne demander des comptes qu'aux États occidentaux ? La mise en esclavage des Africains par les Africains eux-mêmes fut-elle douce ? La colonisation de l'Afrique du Nord par les Arabes fut-elle juste ? Irons-nous, nous Français, réclamer repentance aux Norvégiens descendants des Vikings - voire même, aux Normands, qui en descendent aussi, pour les exactions que leurs aïeux ont pu commettre sur notre territoire ?
Tous les peuples ont été tour à tour, et parfois en même temps, victimes et bourreaux. La morale et le droit, qui feraient mieux de s'occuper de notre présent, n'ont rien à faire dans les archives de l'Histoire.
À propos d'une vision du monde qui n'est pas la nôtre
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29/12/2012
Dans un entretien paru le 22 novembre dernier dans Paris-Match, l'actuel premier ministre et ancien maire de Nantes a déclaré, au sujet de l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes dont le site est occupé par des réfractaires : « Nous avons choisi notre destin
Peut-être ne croit-il pas si bien dire. Parler de « destin » plutôt que d'avenir contient déjà en soi un aveu peu rassurant. Parler de confrontation entre « visions du monde » est une preuve de lucidité immédiate. Car entre la préservation d'un bocage et la construction d'un tarmac, il n'y a pas de solution de compromis.
Le « destin » choisi par ce responsable (?) est déjà celui qui entraîne le monde, et l'humanité avec lui, à sa perte. Nous en connaissons les lignes générales : le développement économique illimité, donc absurde (est absurde ce qui n'a pas de fin déterminée), la destruction de la nature (et pas seulement d'un environnement, qui est une nature aux ordres), la violence inhumaine de la vitesse, de la performance et de la productivité.
Des projets comme celui de l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes, il y en a aujourd'hui des milliers de par le monde. Ce sont eux qui, sous couvert de développement économique, achèvent de rendre la terre inhabitable. Cette barbarie a un alibi en béton : le progrès. Elle traite ses adversaires en sauvages - d'ailleurs ne se réfugient-ils pas dans des cabanes (il n'y a pas de grottes dans la campagne nantaise) ?
Il y a 40 ans, les opposants au projet d'extension d'un terrain militaire dans le Larzac étaient déjà considérés ou bien comme des doux rêveurs, ou bien comme d'inquiétants nostalgiques du passé. Cela fait des années à présent que l'armée, un peu partout en France, vend ses locaux et cède ses terrains. Qui était du côté du passé ? Et qui voyait l'avenir plus loin ?
Les responsables (?) qui se croient chargés d'une grande mission feraient bien de réfléchir aux incertitudes de l'économie. Qui avait prévu pour l'avion Concorde et pour le paquebot France une existence aussi courte ? Des quelques milliers de kilomètres de rails de TGV, combien seront encore utilisés dans 30 ans ?
Les résistants de Notre-Dame-des-Landes sont les hérauts de notre avenir. Ils ont besoin de notre sympathie et de notre soutien. Car, dans notre monde d’airain, ils ne sont pas nombreux à refuser un futur sans avenir, c'est-à-dire un destin.
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